Cécile Coulon, Le rire du grand blessé, Points, 2015

Dans un monde totalitaire, un pays sans nom dirigé par Le Grand, les anciens livres ont été interdits et détruits.

Ils ont été remplacés par des livres écrits spécifiquement pour provoquer liesse, désespoir, effroi et destinés à être lus en public et de manière inédite.

Ce sont des "liseurs" professionnels qui lisent et surjouent ces histoires pré-écrites lors de "manifestations à haut risque" : rendez-vous payants hebdomadaires dans des stades où s'entassent les foules haletantes, en manque de littérature, de sensations et d'émotions fortes.

Ces spectacles provoquent de véritables hystéries collectives et durent le temps que chaque citoyen atteigne un semblant d'assouvissement.

Ces manifestations sont encadrées par des "gardes" qui garantissent la sécurité du système. Ils ont pour obligation de ne jamais apprendre à lire et de bannir tout contact avec l'écrit.

1075, né en périphérie de la ville, est parfaitement analphabète. Il intègre l'élite des gardes. Il sera formé dans des conditions extrêmes et deviendra le meilleur.

Mais un jour, mordu par un molosse, il se retrouve à l'hôpital gravement blessé. Il s'ennuie, il se balade dans les couloirs et le hasard lui permet d'assister discrètement à une leçon de lecture donnée par une jeune femme à un enfant. Alors, sa vie bascule ...

Chaque exemplaire arborait sur sa couverture la catégorie émotionnelle à laquelle il appartenait, suivie d'un numéro correspondant à la date d'impression. Nul résumé, pas de biographie, ni de préface, encore moins de photo. Un texte seul. Les Maisons de mots ne perdaient pas de temps à inventer des phrases alléchantes : la mention de la sensation convoitée suffisait à assurer des ventes astronomiques.

Cécile Coulon, Le rire du grand blessé, Points, 2015

J'ai beaucoup aimé ce livre de Cécile Coulon.

C'est un très bon roman d'anticipation, une dystopie grinçante, déstabilisante et dérangeante.

Ces lectures publiques, par leur effet catharsis et leur effet addictif, sont devenues un véritable outil idéologique de manipulation des masses et contribuent à maintenir l'ordre social, en dehors de ces temps de folie encadrés. 

Pour le dire autrement, la littérature est devenue un divertissement, une drogue et un anesthésiant : elle muselle la conscience de chaque citoyen et permet de tenir la population. Quelle horreur ... !

Heureusement, on découvre qu'une résistance existe. Et lorsque le personnage principal (1075) découvre la lecture, l'écriture puis la littérature, il devient un autre homme.

C'est très bien écrit, court, dense et riche.

L'auteure rend ici un très bel hommage à la vraie littérature, celle écrite en liberté et permettant de vivre libre. Elle rend aussi hommage à un grand classique de la science fiction, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.

En tant que lectrice et jeune libraire, j'ai été très sensible à ce texte.

De la très jeune et talentueuse Cécile Coulon, je vous conseille aussi Trois saisons d'orage et Le roi n'a pas sommeil (chronique à venir). De mon côté, j'ai très envie de découvrir son recueil de poèmes Les ronces, publié au Castor Astral.

La liberté, tels le vin, les femmes et les livres, tuait les hommes qui en consommaient trop. Elle les gangrenait, ils ne pensaient qu'à elle, comme à une fille qu'ils auraient croisée une fois sans avoir oser l'aborder. Une saleté ! L'illusion du pouvoir, la certitude idiote qu'il nous reste un trésor quand on a tout perdu. 1075 détestait les hommes libres, parce qu'ils ne possédaient rien, et qu'ils en étaient fiers.

Cécile Coulon, Le rire du grand blessé, Points, 2015

Ils savaient tout, ils ne se demandaient jamais si les mots avaient un sens en dehors de ces préceptes. Le monde tournait autour des objets, de leurs fonctions, jamais de leur beauté. Ils apprenaient la force sans l'élan, l'action sans l'inspiration

Cécile Coulon, Le rire du grand blessé, Points, 2015